L'HOMME A L'OISEAU


Orphée devait ressembler à Jean Bréant. Sur les tableaux des vieux maîtres qui représentent le jeune poète thrace fascinant par ses chants tous les animaux de la création, au nombre desquels les oiseaux se distinguent par leurs taches multicolores et légères, on reconnaît notre peintre en ses traits les plus personnels. II avait le don de jeunesse, que manifestait l'alacrité de sa silhouette, sa rapidité et son insouciance. II avait le don d'ingénuité, qui se traduit par le pouvoir d'émerveillement. II avait conservé toute sa vie la faculté de passer de la plus libre gaieté à une mélancolie nourrie d'inquiétude et de doute. Par bonheur, le lien qui rassemblait chez lui ces traits de caractère était le talent pour les exprimer. Les contradictions de son âme se lisent à travers les contradictions de son art : voilà au moins un miroir dont on sait qu'il n'est pas trompeur.

II a bien dû arriver à Jean Bréant, si intensément musicien, de chanter l'air fameux de la déploration d'Orphée. Dans sa nuit personnelle, dans le labyrinthe de l'enfer à quoi peuvent ressembler parfois les sentiers de la création, je l'imagine, inquiet, à la recherche d'Eurydice ; mais cette Eurydice qu'il poursuit, c'est son art, c'est son âme. Ce n'est plus l'image de l'enchanteur qui attendrissait jusqu'aux rochers, entouré d'un bestiaire sous le charme, mais une autre image qui s'impose à nous, celle du feu follet glissant sur le velours noir que dessine le lamento de Glück.

Reste que Bréant fut un homme bondissant de vie. Les enivrements de gaieté dont il était capable sont un brevet de santé. II savait aussi jouer du rire comme d'un bouclier ; les sots l'ennuyaient, car c'était un homme pressé (de travailler). Son secret, qui n'est rien d'autre que la succession des échecs et des bonheurs de création, lui échappe à travers ces dizaines d'œuvres qu'il oubliait (un peu volontairement ... ) de livrer au public. Cet hommage voudrait éviter la pompe et la solennité, deux défauts que Bréant fuyait comme des épidémies ; à la manière de cet homme d'exquise courtoisie qui avait tellement peur de déranger (je me souviens de sa « visite académique », entamée sur la pointe des pieds, poursuivie dans un échange enthousiaste de nos préférences), voici une invitation à saisir une confidence.

Dans les souvenirs de ses proches et de ses amis, à travers le non-dit, mais surtout dans ses œuvres, voici l'artiste que j'ai rencontré. Trouverait-il, dans le choix que j'ai fait, quelque ébauche d'un autoportrait involontaire, spontané, ressemblant ? Ai-je compris ce que voulait nous dire cet Autoportrait de jeunesse qui nous fixe de ses yeux candides et perçants à la fois ? C'est de leur pureté que les candides tirent leur force. Avec ces yeux-là, Jean Bréant a gardé le spectacle du monde comme il va, mais il a su qu'il y avait quelque chose au-delà de l'horizon, au-delà de ta philosophie, Horatio... II a souri (et bien ri) des apparences et il a cherché à les traverser : d'où son attirance pour les masques et tant de savoureux bonshommes aux apparences clownesques, Messieurs les censeurs ! Mais tout n'est pas dit, il reste beaucoup à deviner... Deux personnages derrière une grille nous ravit par son invention, nous aimons cette écriture presque tremblée, qui prend des risques : et au terme l'interrogation conserve son mystère.

Le goût inné qu'il avait pour la réflexion conduit à écrire de belles et graves méditations sur les Quatre Eléments ; on ne trouverait pas de meilleurs commentaires, qu'il faut entendre comme une musique d'accompagnement très douce, aux peintures et études de diverses techniques qui doivent leur existence à ces thèmes essentiels. L'abstraction qui tente alors l'artiste, je crois qu'on peut vraiment l'interpréter comme une recherche de l'essence des choses, d'où procède cette sorte de jubilation musicale qui caractérise ses réussites les plus inspirées.

A ses yeux, l'air est l'image de la liberté. Comme aussi la représentent les oiseaux qui se meuvent dans cet élément, plus légers encore que celui-ci. Dans les dessins que lui inspire ce thème, il mesure sa liberté à la leur. Le prestidigitateur veut charmer les oiseaux, les retenir dans la cage de son graphisme chantourné. Mais ailleurs le fantasme de l'oiseau porteur du destin s'accroche au crâne humain, oiseaux furieux, oiseaux altiers. Impossible à chasser, sur la tête de mort, I'oiseau est toujours perché :
O mort, sinistre oiseau, qui sait ton envergure ?
penseur

On trouve ainsi dans l'opéra de Jean Bréant des passages d'un lyrisme presque agressif ; je crois entendre au lointain de son chant des cris étouffés ... Dans la description, il s'égare. Sa vraie voie (et sa voix juste) était quand il s'abandonnait à la grâce des rythmes, à la suggestion des couleurs et alors l'arabesque du dessin rejoint celle du chant. Toute rutilante et parce qu'elle n'est rien d'autre, La Maîtrise Saint-Evode est à la Joie de l'enfance, restituée par le regard de la mémoire.

Telles sont ces œuvres, pour la plupart inédites, conservées par Jean Bréant à l'abri de ses cartons (comme Corot cachait dans ses armoires les plus audacieuses de ses peintures). Si d'autres œuvres, d'abord plus facile, parfois, le remplissaient d'insatisfaction, il savait ses plus proches confidents me l'ont confirmé que dans « l'arrière-pays » s'étendait un jardin secret et que des peintures s'y trouveraient, comme de beaux fruits suspendus à l'arbre indifférent du récit.


François BERGOT Conservateur en chef des Musées de France
Conservateur des Musées de Rouen